
FICHE LECTURE INCLUSIVE
Les genres fluides,
de Jeanne D’Arc aux saintes trans,
de Clovis Maillet (2020).
L’histoire d’un monde imaginaire, celui des genres.

📌 L’histoire d’un monde imaginaire, celui des genres.
Le genre n’est pas une vérité, mais un récit collectif : celui d’un système de signes et d’interprétations que les sociétés ont façonné au fil de l’Histoire.
Dans son livre Les genres fluides, Clovis Maillet parle du « monde imaginaire qu’est celui des genres » (p. 144). Cette expression résume la puissance du propos : un imaginaire collectif, en mouvement, où se rejouent sans cesse les relations entre pouvoir et identité.
Maillet raconte des figures historiques et parvient à nous les rendre familières. Ces existences médiévales défient la rigidité et la binarité du genre. Ces vies éclairent alors l’Histoire et percutent notre présent dont les recoins normatifs ont tendance à oublier la fluidité qui les a pourtant précédés.













[Texte sur les images]
Fiche lecture inclusive : Les genre fluides, de Jeanne D'Arc aux saintes trans, de Clovis Maillet (2020).
L’histoire d’un monde imaginaire, celui des genres.
On le sait, ou on devrait le savoir, le genre ne révèle rien d’une vérité biologique ou divine. Il raconte plutôt les non-vérités qu’on lui a culturellement et historiquement octroyées. Ce n’est pas un fait naturel, mais un récit collectif, un système de signes et d’interprétations que les sociétés ont façonné au fil de l’Histoire.
Clovis Maillet, dans Les genres fluides, parle du « monde imaginaire qu’est celui des genres » (p. 144) et cette formulation me plaît beaucoup. Cette expression cristallise la sensation d’un imaginaire collectif, construit et théatralisé, mouvant de sens.
Maillet montre comment la mobilité au sein de ce monde imaginaire dépend des conditions sociales et symboliques qui la rendent plus ou moins possible. Penser de manière critique son appartenance à ce monde imaginaire dépend du « statut social ou sexuel » (p. 144) que l’on occupe, par exemple dans le cas de la chasteté.
Au Moyen Âge, la chasteté, lorsqu’elle était reconnue, conférait aux personnes concernées un statut d’élite. Elle ouvrait, un espace de liberté dans la détermination du genre. Cette conditionnalité de l’autodétermination trouve, à distance, un écho contemporain : si les critères diffèrent, la question des privilèges (notamment d’extraction de la norme) et de leur répartition, demeure.
Le livre de Clovis Maillet se structure en chapitres articulés autour de récits :
(I) Jeanne D’Arc, une histoire queer.
(II) Jeanne et ses genres.
(III) Silence, une jeune fille chevalier.
(IV) Joseph-Hildegonde, devenir garçon.
(V) Eugène-Eugénie, la fluidité en images.
(VI) Matrone-Babylas, sainte trans.
Chaque chapitre combine analyse historique, étude des sources et réflexion sur les constructions sociales du genre.
Les genres, pour peu qu’on décident de les faire exister, sont d’une fluidité immense, précisément celle qu’on leur refuse encore trop souvent. Ce n’est pas l’Histoire qui dira le contraire. C’est ce que Clovis Maillet, dans son livre, nous rappelle.
L’Histoire recèle mille formes d’existence et d’expression du genre que la modernité a, par simplification et par erreur, effacées.
Son texte d’analyse historico-anthropo-hagiographique, ancre très clairement (même pour des néo-intéressé·es médiévistes comme moi), ces considérations dans une limpidité réconfortante.
Réconfortante d’abord parce qu’il prend soin de la forme : Clovis Maillet permet à nos sensibilités contemporaines de se saisir des réalités passées avec l’adéquation à laquelle nous sommes aujourd’hui accoutumé·es. Sa connaissance fine des thématiques liées aux diversités se traduit en une formulation et un léxique doux et précises.
Réconfortante aussi, parce que ces réalités, justement, le sont. Elles sont fluides et fortes, autant que les identités qu’elles narrent.
L’un des fils tirés dans Genres Fluides est celui du vêtement. Clovis Maillet montre, d’une certaine manière, comment l’habit fait et défait le vécu monacal. Il raconte ce que les moines ont fait de l’habit et ce que l’habit a fait des moines.
Le vêtement est instrument de narration, signe d’appartenance, levier de négociation, voire argument théologique. Parfois, le vêtement est objet d’accusation, comme ça a été le cas pour Jeanne d’Arc et il se charge alors d’une puissance symbolique tragique.
« On connait seulement la fin de l’histoire : elle [Jeanne d’Arc] reprit l’habit masculin qui signa sa renonciation à ses promesses. En interrogeant le récit du procès, de sa part, on ne trouve qu’une réponse, toujours semblable : cet habit lui plaisait. » (p.34).
Cette phrase dit beaucoup : elle condense la violence des assignations et la simplicité du désir. Le vêtement, ici, ne cache rien ; il révèle une vérité du corps et du monde.
Ce livre, en somme, dit encore une fois ce qu’il est important de dire encore une fois : que le genre est mouvant, relationnel, toujours inscrit dans des régimes de pouvoir et de croyances.
Maillet, par son rebours historique, mène un travail d’archéologie sensible (quant à cette expression, il parle dans son texte d’« archéologie des transidentités » (p.143)) et affine notre compréhension des tensions du présent. Il nous invite aussi à reconsidérer la non-permanence des définitions de mots que nous croyons stables et qui sont souvent de faux arguments : nature, sexe, corps, genre.
Ces concepts, mais aussi d’autres liés aux identités comme celui de l’éducation (Noreture, souligné via le Roman de Silence, Chapitre III du livre), ont bien changé et le livre de Maillet permet une « réinterprétation du passé », de « lire de façon renouvelée les textes médiévaux qui traitent du genre, et dont les évaluation ont souvent été marquées par des partis pris modernes » (Gutt, 2021, §6).
L’introduction de l’ouvrage établit d’ailleurs avec précision une méthode : replacer ces notions dans leur historicité, en évitant tout anachronisme, mais sans renoncer à la résonance qu’elles peuvent avoir pour nous.
Dans l’épilogue, il écrit « L'anthropologie sociale avait déjà appris sous la plume de Marilyn Strathern et de ses continuateurs que le genre n'était pas dans toutes les sociétés une assignation identitaire mais plutôt une capacité d'agir. […]. Dans les sociétés occidentales, prétendument construites autour d'individus, il est possible d’envisager le potentiel relationnel du genre, et de se saisir de sa performativité par les capacités d'actions.» (p.143)
Cette idée d’un genre comme capacité d’agir est essentielle. Elle déplace le débat : le genre n’est plus ce que l’on est, mais ce que l’on peut faire, ce que l’on est autorisé à incarner. Maillet rejoint ici la pensée performative, mais dans une perspective historique : la performativité du genre n’est pas un produit de la modernité, elle est déjà à l’œuvre dans les récits médiévaux.
Interviewé par Clara de Raigniax pour Actuel Moyen Âge, Maillet résume ainsi : « Le genre n’est pas une donnée anhistorique, mais bien une série d’agencements sociaux assortie de valeurs, de droits, d’agentivité (c’est-à-dire de capacité à agir sur le monde) » (Raigniac, 2022, §12). Cette agentivité relie les analyses du passé aux luttes du présent. Elle éclaire aussi la hiérarchisation qui opère au sein des genres.
« Si l'on replace cette littérature dans un cadre plus conceptuel, celui du régime de genre hiérarchisé, on peut remarquer que l'accession à la masculinité se fait par abstinence sexuelle, tandis que l'accession à la féminité ou son apparence est systématiquement liée à une pratique sexuelle mal considérée (hors mariage). La performativité du passage tient aussi à des catégories qui associent au Moyen-Âge genre féminin et sexualité, et genre masculin et abstinence. » (p.82)
Cela replace la fluidité de genre et les transidentités dans un « régime de genre spécifique » comme l’écrit Blake Gutt (2021, §4) qui commente le livre de Clovis Maillet : « La hiérarchie morale des genres en Occident médiéval positionne la masculinité au-dessus de la féminité.[…] Cette hiérarchie morale rend la plupart des expressions féminines de la part de personnes assignées hommes à la naissance suspectes […]. Cette différence ne veut pas dire qu’il y a moins de femmes trans que d’hommes trans au Moyen Âge, mais plutôt que davantage de traces d’hommes trans nous sont parvenues puisque ces individus étaient parfois acceptés dans la société normative […]. Clovis Maillet identifie depuis le xve siècle une nouvelle ère de contrôle plus rigide des expressions de genre, qui voit d’un mauvais œil toute expression qui n’était pas « assortie » au sexe et au genre assignés au corps physique. En conséquence de ce changement de mœurs, nous avons en grande partie oublié les conceptions médiévales du genre et c’est à cause de cette amnésie que l’Église catholique peut ignorer sa propre histoire. » (Gutt, 2021, §4)
La fluidité de genre, dans ce contexte, n’est pas inexistente ; elle est hiérarchisée. Elle s’exerce dans les marges, sous condition de sainteté, de chasteté ou de privilège social.
Sur le rapport entre sexualité et genres, Clovis Maillet explique la valorisation d’une sexualité abstinente et le privilège octroyé en terme de fluidité de genre aux personnes qui s’abstiennent du contact charnelle.
« Les êtres non sexualisés n’étaient que peu genrés » (p. 138). Ainsi, la chasteté, en suspendant la sexualité, suspendait aussi, d’une certaine manière, l’assignation de genre.
« Dans certains cas où la chasteté n'était pas remise en question, une perméabilité de genre était perceptible » (p.142).
Maillet explique le fait que se distancier de la sexualité, c’est s’émanciper de la rigidité des frontières du genre : « Je m’intéresse surtout à la sainteté, qui existe dans un contexte documentaire particulier, l’hagiographie, ou écriture de la sainteté. Et dans ce contexte-là la sexualité est plus clivante que le genre. Si l’on s’éloigne de la sexualité, par l’abstinence choisie, les frontières du genre s’amenuisent et les différences se fluidifient alors même qu’on est dans une société où hommes et femmes n’ont pas les mêmes droits. Donc des personnes peuvent vivre, parfois, dans un genre différent de celui qui leur a été assigné à la naissance. » (Raigniac, 2022, §10)
La sainteté aussi devient un espace paradoxal de liberté : elle permet certaines transgressions, là même où la norme s’impose pourtant beaucoup.
Cette perspective éclaire à quel point la question du genre est toujours liée aux régimes de pouvoir et de désir. Le sacré, le corps, la règle : tout s’y rejoue. Blake Gutt (2021) le souligne : « Clovis Maillet démontre que dans plusieurs sociétés prémodernes, la sainteté était associée à certaines transgressions des rôles genrés. » (§2).
Maillet montre que ces figures de sainteté transgressives, loin d’être marginales, ont constitué des modèles de pensée. Travailler sur la sainteté, dit-il, c’est « une étape nécessaire », notamment parce que « la représentation de la transidentité est très positive, ce qui est assez rare dans l’histoire qui a plus souvent été marqué par l’oppression des personnes qui ne se conformaient pas aux catégories de genre auxquelles elles étaient assignées » (Raigniac, 2022, §15).
Ainsi, Les Genres Fluides nous rappelle que le Moyen Âge n’est pas l’envers obscur de la modernité : il peut au contraire nous offrir une leçon de complexité. L’identité, le corps et leurs narrations ont toujours été en négociation.
Lire Maillet, c’est aussi se relire soi-même comme héritier·ère de ces récits historiques. Le livre ouvre un espace dans lequel il montre que les luttes pour l’autodétermination, pour la reconnaissance, s’inscrivent dans une histoire aussi longue que celle de la normativité et qu’elle est traversée par des résistances, des éclaircies et des libertés.
Pour finir, un conseil : j’ai lu ce livre en même tant que celui de Louis-Georges Tin, L’invention de la culture hétérosexuelle (dont je parlais ici en juin dernier), je conseille cette lecture parallèle pour une immersion encore plus pleine dans cet « empire invisible » pour reprendre les mots de Tin (2008, p.8) parlant de l’hétérosexualité à travers l’histoire, mais que l’on peut sans mal élargir à l’ensemble de la culture normative (hétérodo-cis-patriarcal-reproductive). Tin fait craquer une norme si omniprésente qu’elle se fait passer pour naturelle. En parallèle, Maillet explore un empire oublié : celui des genres fluides, ceux que l’histoire oublie. Ces deux lectures, côte à côte, dessinent une Histoire inclusive.
A noter aussi que d’autres écrits de cet auteur (notamment son article avec Emma Bigé : Faire des parents Les transparentalités et la repronormativité d’État, paru en 2022) méritent lecture et intérêt.
En conclusion, le livre Les Genres Fluides de Clovis Maillet raconte le genre comme une non-vérité imaginaire où se rejouent sans cesse les relations entre pouvoir, désir et identité. Clovis Maillet nous y présente des figures historique et les rend familières.
➡️ Références bibliographiques :
- Maillet, C. (2020). Les Genres Fluides, de Jeanne D’Arc aux saintes trans. Paris, France : Arkhê.
- Gutt, B. (2021). Clovis Maillet, Les Genres fluides. De Jeanne d’Arc aux saintes trans Paris, Arkhê, 2020, 173 p. Clio. Femmes, Genre, Histoire, 54(2), 300-300. https://lnkd.in/eAwjkkr4.
- de Raigniac, C. (2022). Entretien avec Clovis Maillet : Les genres fluides, de Jeanne d’Arc aux saint·es trans. Actuel Moyen Âge. https://lnkd.in/eCVYQPRP
- Maillet, C. et Bigé, E. (2022). Faire des parents Les transparentalités et la repronormativité d’État. Multitudes, 88(3), 26-33. https://lnkd.in/exymneUF.
Par Noah Gottlob (2025).